Présence à soi

La spiritualité, une fuite de la réalité ?

La spiritualité, une fuite de la réalité ? Cela peut-être parfois le cas. En fait, c’est même assez répandu. Si les termes « contournement spirituel » (spiritual bypassing, en anglais) ne vous disent rien, vous avez pourtant certainement déjà rencontré des personnes auxquelles cela s’applique. Peut-être même cela vous concerne-t-il personnellement ? En tout cas, pour ma part, l’une ou l’autre chose ont bien résonné…

Le concept de détournement spirituel a été élaboré en 1984 par un psychothérapeute, John Welwood, membre d’une communauté bouddhiste.

Il s’est rendu compte qu’au sein de sa communauté, de nombreux membres avaient inconsciemment tendance à utiliser les idées et les pratiques spirituelles pour éviter d’affronter leurs problèmes psychologiques ou leurs blessures émotionnelles.

Il s’agit donc d’une sorte de mécanisme de défense instrumentalisant la spiritualité pour ne pas regarder les causes profondes d’un dysfonctionnement intérieur. C’est une façon subtile d’être dans le déni de la réalité et des aspects compliqués de la vie[1]. Il ne s’agit donc pas d’une critique de la spiritualité, mais de l’usage détourné que certaines personnes en font.

La transcendance prématurée

Selon le bouddhisme, chaque être humain est sur terre pour expérimenter deux voies : nous sommes des humains apprenant à devenir des êtres spirituels, mais nous sommes également des êtres spirituels apprenant à nous incarner, à devenir pleinement humains.

Ces deux voies de développement sont inextricablement liées, s’influencent et s’enrichissent mutuellement. Et, surtout, elles coexistent.

Ainsi, en tant qu’être spirituel, notre nature profonde est de vivre le détachement. C’est une vérité absolue. Mais en tant qu’être humain, pour être épanoui et équilibré, il nous est nécessaire de développer des liens d’attachement et d’interdépendance avec nos semblables. C’est une vérité relative. Ces deux vérités coexistent en même temps sur des plans différents.

Avec le contournement spirituel, on crée une séparation artificielle entre ces deux voies de développement, la vérité absolue étant utilisée pour dénigrer ou nier les besoins relatifs humains.

C’est une tentative de s’élever au-dessus des aspects chaotiques de notre humanité, mais avant d’avoir pacifié notre relation à eux. C’est ce que Welwood nomme la transcendance prématurée.

Cela rejoint la distinction entre éveil et libération que je pointais dans l’article Tantra et néo-Tantra : avoir progressé sur la voie spirituelle vers l’éveil n’est en rien une garantie de bonheur s’il n’y a pas eu en parallèle un travail destiné à se libérer des blessures émotionnelles.

Quelques exemples

La transcendance prématurée peut soit prendre la forme d’une idéalisation exagérée de la vérité absolue, soit d’une négation de la vérité relative. Dans les deux cas de figure, cela revient à un refus de la réalité telle qu’elle se présente.

Voici quelques exemples parmi les plus fréquents de contournement spirituel :

Le refus des émotions dites « négatives »

De nombreux chercheurs spirituels idéalisent l’équanimité, c’est-à-dire la capacité à rester serein et à maintenir une humeur égale en toutes circonstances, grâce à un détachement émotionnel.

Une émotion comme la colère peut alors être perçue négativement, plutôt que d’être vue pour ce qu’elle est : une alliée très utile, qu’il est bon de savoir accueillir et accompagner[2].

La colère est alors réprimée pour laisser la place à un simulacre de détachement. Pour qu’il y ait véritable détachement, il aurait fallu d’abord pacifier sa relation à la colère, ce qui nécessite au préalable de l’avoir rencontrée, comprise et accueillie.

Le contrôle ou la répression des émotions n’amènent malheureusement pas au détachement, mais plutôt à un engourdissement, voire à une anesthésie émotionnelle.

De premier abord, il n’est pas forcément simple de faire la différence entre quelqu’un faisant preuve d’équanimité et une personne coupée de ses émotions. Ce qui les distingue, c’est que la personne réellement détachée reste en contact avec ses émotions. Elle a une relation vraiment stable et apaisée à tout ce qui la traverse. Tandis que pour la personne déconnectée, cette tranquillité est fragile et n’est qu’apparente.

La tristesse n’a pas non plus très bonne presse. Or, laisser s’exprimer sa tristesse lors d’un évènement douloureux est la façon la plus efficace et appropriée d’y réagir.

Par exemple si, lors des funérailles d’un être proche, vous surréagissez positivement en vous exclamant : « c’est merveilleux, il est maintenant au ciel avec les anges ! », il est probable que vous soyez dans le déni de votre douleur, ce qui risque de compliquer et retarder votre processus de deuil.

Comme le dit très joliment Mariana Roth, « Vous pouvez être spirituel et avoir le cœur brisé, vous pouvez être spirituel et être triste, vous pouvez être spirituel et vous mettre en colère. La spiritualité aide à affronter l’expérience terrestre, pas à la supprimer ». Or, ressentir des émotions fait partie de notre expérience humaine.

L’hyper-positivité, ou le refus de la négativité

Le milieu spirituel est généralement attentif à ne pas « nourrir les énergies basses » et, de ce fait, évite tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à de la négativité.

Surtout dans le monde New-Age, beaucoup sont convaincus des vertus magiques de la pensée positive et qu’avec de l’optimisme, tous les problèmes peuvent être surmontés.

Le problème est que si cette variante moderne de la méthode Coué[3] a quelques vertus, elle a aussi fortement montré ses limites lorsqu’elle s’apparente à un refus de l’évidence. Dire que tout est merveilleux alors que le monde s’écroule autour de nous manque parfois de lucidité.

J’aime beaucoup l’adage « Dans chaque épreuve, il faut savoir déceler les cadeaux cachés ». Je crois fondamentalement en sa sagesse. Mais, lorsque nous ressentons de l’injustice ou de la colère face à un évènement ou une situation intolérable, il est aussi sain et juste de s’autoriser à le ressentir. Si la voie de la non-dualité nous enseigne l’acceptation de ce qui est, cela vaut aussi pour les émotions qui nous traversent !

Une autre phrase, que je trouve personnellement horripilante, est le fameux « Tout est juste ! », clamé dans une magnifique confiance en l’univers qui sait ce qui est bon pour nous et complote à notre bonheur. Quand quelqu’un espère intensément quelque chose qui finalement ne se produit pas, il a pourtant le droit de sentir une déception ou une frustration à hauteur de ses attentes.

Le problème est qu’une personne spirituelle est censée être détachée de toute attente…, ce qui est humainement impossible. J’entreprends une démarche parce que j’en escompte un résultat, sinon je ne le ferais pas. Le tout est de ne pas trop se crisper sur ce résultat espéré, ce qui n’est pas la même chose qu’être dans le déni de ce que j’aimerais quand même bien que cela se réalise.

La faiblesse des limites personnelles

Quelqu’un ayant du mal à poser ses limites et à les faire respecter pourrait se cacher derrière le contournement spirituel pour excuser ou justifier sa faiblesse et la porosité de ses frontières.

Par exemple, en acceptant un comportement abusif sous prétexte qu’il faut être patient, compréhensif et tolérant, qu’il y a lieu d’être compatissant envers ceux dont le niveau de conscience est moins élevé.

A nouveau, la colère est proscrite et doit céder le pas à la gentillesse et la patience. Pourtant, une colère saine et proportionnée est la meilleure réponse, puisqu’elle nous connecte à notre puissance et nous permet de faire entendre que nos limites n’ont pas été respectées[4].

Une façon encore plus subtile de ne pas s’avouer cette faiblesse de réaction face à une personne abusive serait de se réjouir de l’épreuve au motif que « chaque personne est amenée sur notre chemin pour nous apprendre des leçons de vie ».

Ou encore de se cacher derrière l’effet-miroir en retournant vers soi la responsabilité de l’incident : « qu’est-ce que cette expérience vient me dire sur moi-même ? ».

Prendre conscience de ses propres mécanismes intérieurs à la faveur d’un évènement extérieur est une bonne chose, mais pas s’il s’agit d’esquiver la confrontation ou d’excuser l’intolérable.

Se replier dans son refuge

Les problèmes psychologiques ou émotionnels trouvent le plus souvent à s’exprimer sur le terrain relationnel. Travailler ces aspects peut être long et compliqué. Il peut être tentant de fuir le problème en s’isolant temporairement du monde, par exemple lors de retraites spirituelles ou en vivant en ermite.

Ces moments de réclusion sont propices à la pratique spirituelle et permettent d’apaiser le tumulte émotionnel, puisque les risques de confrontation y sont réduits. Mais il est bon de garder à l’esprit que ces pauses ne règlent rien durablement quant aux difficultés humaines. Peu de temps après la fin de la retraite, les problèmes réapparaitront là où on les avait laissés.

C’est pour cela que les maîtres Zen invitaient leurs disciples, une fois leur formation achevée, à fonder une famille, afin qu’ils se frottent à la réalité concrète du quotidien.

Un processus similaire de refuge peut être parfois à l’œuvre à l’occasion de pratiques spirituelles ou de rituels, comme la méditation ou le chant de mantras. Si dès que je ressens une émotion inconfortable, je file dans mon Soi supérieur pour trouver le calme, cela peut être une forme de fuite.

Oui, se réfugier dans cet espace que rien ne peut altérer, se ressourcer dans ce lac de quiétude intérieure, est une belle et efficace façon d’apaiser temporairement le tumulte. Mais il faut être conscient que cela ne règle rien sur le fond. On pourrait presque dire que ce serait alors du même ordre que se réfugier dans son imaginaire ou dans un bon roman pour s’échapper du quotidien.

La difficulté d’incarnation

Dans les cercles spirituels, il n’est pas rare de croiser des personnes ayant du mal à s’incarner dans leur corps et dans la matière.

Une spiritualité ascendante qui privilégie les chakras supérieurs peut facilement devenir la justification à un dénigrement de la matière et de tout ce qui n’est pas éthéré et subtil. Ainsi, un mode de vie frugal et ascétique peut parfois cacher une forme d’anorexie mentale et un souhait d’échapper à son corps terrestre.

De même, un splendide et admirable dédain du confort et des biens matériels peut parfois se révéler être un masque pour cacher une incapacité à générer de la richesse par manque de foi en sa propre valeur. La simplicité volontaire est toute différente de la précarité subie.

Le rejet des parts d’ombre

La volonté de se concentrer uniquement sur le positif et les aspects lumineux peut avoir pour effet de rejeter les parts d’ombre, qui font pourtant elles aussi partie de nous.

Ne pas accepter certaines parties de nous car elles ne correspondent pas à l’être spirituel idéal auquel nous aspirons amène à des luttes intérieures sans fin pour essayer de correspondre à cet idéal. Le sage indien Swami Prajnanpad nous rappelle que « l’idéalisme est un acte de violence ».

John Welwood s’était fait la réflexion que beaucoup de personnes fortement engagées dans des pratiques spirituelles étaient finalement assez peu dans l’amour inconditionnel d’elles-mêmes, étant en lutte constante contre leurs parts jugées comme pas assez spirituelles.

A cet égard, la méthode thérapeutique Internal Family System (IFS) est une belle façon de prendre soin de nos parts humaines rejetées pour mieux les réhabiliter et les réintégrer. Cette approche constitue une réponse pertinente au contournement spirituel.

La peur de l’engagement

Le non-attachement relationnel est un des graals des chercheurs spirituels. Mais il est compliqué d’être réellement détaché si on n’a pas d’abord expérimenté l’attachement sain.

Pour John Welwood, le non-attachement est un enseignement avancé, en termes d’évolution humaine. Selon lui, nous devons d’abord être en mesure de former des attachements humains satisfaisants avant de songer à explorer le non-attachement, sous peine de créer de la confusion.

Par exemple, une personne souffrant d’attachement évitant trouvera dans les concepts spirituels d’excellentes justifications à son incapacité à s’engager, confondant son comportement dysfonctionnel avec du détachement spirituel.

A l’inverse, quelqu’un souffrant d’attachement anxieux pourrait étouffer son besoin d’amour sous des couches d’injonctions au détachement, plutôt que de prendre soin de son manque affectif.

En conclusion

Si vous allez voir votre guide spirituel pour qu’il vous aide à faire face à la douleur d’un deuil et qu’il vous répond « il n’y a pas de JE qui souffre » ou « la souffrance est une illusion », il aura parfaitement raison sur le plan de la vérité absolue. Par contre, sur le plan de la vérité relative, sa réponse ne vous sera d’aucune aide. Elle sera même reçue comme violente car niant la réalité de votre vécu.

Les voies de développement spirituel et de développement humain se déroulent en parallèle, mais sur des plans différents.

Les réponses pertinentes pour l’une ne le sont pas forcément pour l’autre. La plupart des spiritualités ont des racines anciennes, pour certaines d’origine orientales. Les réponses qu’elles pourraient apporter sur le plan humain sont donc pour partie inadaptées à la psyché occidentale d’aujourd’hui.

Il est dès lors bon de garder à l’esprit que ces deux pistes différentes de développement – spirituelle et humaine – appellent des approches et des outils qui ne se recouvrent pas forcément.

Les concepts spirituels peuvent réellement nous aider à progresser sur notre chemin d’évolution, mais à condition d’être bien compris et utilisés de façon adéquate. S’ils sont utilisés pour nier l’expérience vécue, ils risquent d’occasionner encore plus de souffrance.

Je cède le mot de conclusion à Jeff Foster : « L’ombre des enseignements spirituels résident dans le fait que l’esprit peut les utiliser pour nier la réalité et pour ensuite nier la négation de la réalité ! La spiritualité authentique n’a rien à voir avec ce genre de manœuvres de dénis. La spiritualité authentique est la cessation du déni »[5].

Didier de Buisseret

N’hésitez pas à partager cet article, en le reprenant intégralement, sans modification ni coupure, et en citant sa source (www.presenceasoi.be)


[1] A ne pas confondre avec cet autre concept qu’est l’ego spirituel, qui est l’illusion de se développer spirituellement alors qu’en fait nous usons de techniques spirituelles pour renforcer notre ego.

[2] Voir aussi cet autre article sur les émotions.

[3] Wikipédia nous rappelle que la méthode Coué est une méthode fondée sur l’autosuggestion, due au psychologue Emile Coué (1857-1926). Elle utilise la répétition de la prophétie autoréalisatrice, censée entraîner l’adhésion du sujet aux idées positives qu’il s’impose et ainsi un mieux-être psychologique ou physique.

[4] Je vous recommande l’excellent livre de Carolle Graf & Serge Vidal, La colère, cette émotion mal aimée, éd. Jouvence.

[5] Jeff Foster, L’acceptation profonde, éd. Almora, 2021, p. 140

7 commentaires pour “La spiritualité, une fuite de la réalité ?

  1. Michèle Deswarte

    Merci pour cet article intéressant, soucieux de donner sa juste place à chaque chose, idée ou vécu. Cela appelle à une honnêteté spirituelle dans la modestie et la lucidité.
    Merci encore de nous aider à concilier spiritualité et incarnation humaine.

  2. Delphine

    Egalement en total accord avec ce que vous partagez dans cet article. Beaucoup de personnes se perdent dans le développement spirituel et font preuve d’une certaine forme de violence envers leurs semblables…
    Merci pour cet article pertinent

  3. Cécile BUTET JANY

    Mes pratiques spirituelles (bouddhisme meditation…) m’ont conduite sur le chemin de mes émotions et de mon humanité .
    Je valide à 100% la nécessité de s’incarner pour mieux  » s’elever « .
    En toutes choses, à mon sens, le chemin est la voie du milieu.
    Merci pour cet article éclairant ✨️

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