Présence à soi

Les trois pôles, vers une écoute fine de ses limites

Le principe des « trois pôles » est une excellente grille de lecture en vue d’une compréhension plus fine de soi et de ses limites. Cela vaut particulièrement pour la sexualité mais cela peut s’appliquer à de nombreux autres domaines de la vie.

J’ai déjà fait référence aux trois pôles dans plusieurs articles, ainsi que dans mon livre Des hommes en chemin vers un masculin conscient, mais cette clé de compréhension est à ce point éclairante qu’elle mérite un article qui lui soit entièrement consacré.

Le principe des trois pôles

Principe

Nous sommes constitués de trois centre principaux. Le premier pôle est la tête, avec les pensées, les jugements et les croyances. Le deuxième pôle est le cœur, avec les émotions et les sentiments. Le troisième pôle est le bassin, avec les instincts, les pulsions et la sexualité.

De nombreuses personnes font un amalgame entre ces pôles, ignorant que chaque pôle a ses besoins spécifiques, dont l’intensité varie d’une personne à l’autre. Par exemple, certain(e)s seront plus épanoui(e)s par des relations avec une forte émulation intellectuelle, tandis que d’autres privilégieront la dimension affective.

Il est utile de prendre conscience de ce que l’on recherche à travers une relation (amoureuse ou non) et si la personne en face est en mesure de nous l’offrir. Ainsi, il est courant qu’une personne donne du sexe en espérant (parfois inconsciemment) recevoir de l’affection ou de l’amour en retour ; espoir généralement déçu.

Il n’est pas indispensable que nos trois pôles soient activés de façon égale par une relation. Il y a des personnes avec qui on se sent bien affectivement mais avec qui on n’aura jamais de grands débats philosophiques, et d’autres avec qui l’alchimie des corps est immédiate mais pour qui il n’y a pas d’élan amoureux. Le tout est d’en être conscient.

Des élans divergents

Une situation peut activer un ou deux pôles mais pas nécessairement les trois. Lors d’une relation sexuelle, le pôle bassin est actif, souvent le pôle cœur également, mais pas forcément le pôle mental. Ce n’est a priori pas un souci qu’un pôle ne se « sente pas concerné » par une situation et n’y participe pas activement.

Par contre, c’est plus problématique si un pôle apprécie une situation alors qu’au même moment un autre pôle la vit mal.

Les trois pôles ne sont en effet pas toujours d’accord entre eux et peuvent avoir des élans divergents, vécus comme des conflits internes.

C’est généralement le cas lorsque des élans ne sont pas pleinement assumés. Par exemple, vous pouvez ressentir une attirance sexuelle pour votre voisin(e) et ne pas l’accepter s’il est en contradiction avec les valeurs morales ou spirituelles auxquelles vous croyez (et à l’image idéalisée que vous avez de vous-même).

Une partie du corps vit et ressent d’une certaine façon l’expérience, tandis qu’une autre partie la vit tout différemment. C’est comme si au moment où un moteur s’allume, le frein à main est tiré simultanément. Cela donne l’impression inconfortable d’être tiraillé entre plusieurs directions opposées.

Il arrive aussi que les trois pôles soient alignés et vivent l’expérience de la même façon. Plus une personne est dissociée et coupée de son corps et de ses ressentis, plus il est probable que ses trois pôles ne vivront pas l’expérience de façon similaire.

Lorsqu’une personne a subi par le passé un trauma en lien avec la sexualité, la probabilité est d’autant plus grande qu’elle soit dissociée. A quelques rares exceptions près, nous sommes toutes et tous relativement dissocié(e)s à des degrés divers.

Quand un pôle occupe toute la place

Des élans contradictoires

L’écoute de ses désirs et de ses limites, ainsi que ceux de son/sa partenaire, est compliquée par le fait que nous sommes tous traversés en permanence d’élans contradictoires, renvoyant autant de signaux confus.

Qui n’a jamais ressenti que simultanément, à l’intérieur de lui/elle, une part ressent du désir, tandis qu’une autre part émet un jugement désapprobateur (« ce n’est pas raisonnable/convenable »), et qu’une troisième part éprouve de l’appréhension ou de la honte ?

Pour ne pas ressentir l’inconfort du tiraillement, le réflexe habituel est de mettre le couvercle sur certaines sensations. Comme le pôle du mental est socialement le plus accepté, c’est souvent à lui qu’est donnée la prédominance, au détriment des émotions et, a fortiori, des instincts et des pulsions.

Lorsque le désir submerge

Mais parfois, c’est l’inverse : la voix du mental est inhibée et complètement dépassée par les élans du corps ou du cœur.

Il arrive que la montée du désir ressenti lors d’une rencontre soit si impérieuse qu’elle submerge tout. Dans ces moments, l’envie du corps peut prendre toute la place, tandis que le mental est inhibé et ne sera en mesure de reprendre ses droits qu’à l’issue de la rencontre.

Dans ces circonstances, la personne concernée pourrait occulter la voix de son mental, trop faible pour se faire entendre face à l’exultation du corps. Elle n’a alors que peu conscience du franchissement d’une limite mentale. Or, le non-respect d’une limite mentale peut causer autant de traumatisme que celui d’une limite émotionnelle ou corporelle.

Réhabiliter le mental

Dans le monde de la spiritualité et du développement personnel, il y a souvent la croyance que les messages du corps doivent systématiquement être privilégiés par rapport à ceux du mental.

Si les signaux du mental peuvent en effet parfois nous tromper, ils ne sont pas toujours à rejeter pour autant. Il y a des croyances limitantes qu’il est bon de dépasser, mais d’autres qui ont toute leur légitimité et leur raison d’être.

Il est parfois possible qu’une limite posée en amont soit purement mentale, soit une simple projection qui pourrait ne pas ou ne plus correspondre au ressenti du corps dans le moment présent. Mais il se peut aussi que cette limite du mental ait un véritable rôle de protection afin de prémunir la personne contre des expériences pour lesquelles elle n’est pas prêtes.

Parfois l’expérience corporelle permet au mental de s’assouplir et de réviser dans l’instant ses croyances ou ses peurs en les confrontant à la réalité du ressenti. Mais, dans d’autre cas, un rapprochement des corps peut aussi avoir pour conséquence d’amener les défenses mentales à baisser leur garde momentanément alors que, fondamentalement, ces réticences du mental continuent d’exister et referont surface quelques heures ou jours après.

La dissociation

Étouffer une de nos voix intérieures, quelle qu’elle soit, présente un double inconvénient.

A court terme, le problème est que nous ne sommes pas à l’écoute d’un message – peut être important – que nous envoie notre être.

En outre, occulter durablement une part de soi demande un effort considérable, voire nécessite d’exercer une violence intérieure pour taire un élan impérieux. Le résultat est souvent assez mitigé car un besoin/désir que l’on tente de mettre dehors par la porte reviendra très probablement par la fenêtre, de façon détournée. Pour reprendre l’exemple du désir pour son/sa voisin(e), refouler cette attirance risque de nourrir des pensées obsessionnelles.

A moyen terme, le refus répété d’entendre ce message renforce la dissociation. C’est comme si ces trois pôles ne cohabitent plus dans une même personne, morcelée en trois parties distinctes n’ayant plus rien à voir les unes avec les autres et fonctionnant de façon tout à fait indépendante.

A la longue, la part dont les signaux sont systématiquement occultés va être désinvestie par la conscience. Cette part refoulée va de plus en plus être reléguée dans l’inconscient et s’ajouter aux parts d’ombre, celles que nous n’assumons pas comme nôtres.

La non-dualité, ou l’accueil de toutes les parts

Le renoncement aux luttes intérieures

L’harmonie et la paix intérieure se trouvent dans la non-dualité, lorsqu’au lieu de lutter contre les parts d’ombre ou de les juger mauvaises, elles sont accueillies sans combat intérieur.

Ce à quoi le Tantra vous invite, c’est le chemin inverse de la dissociation : que la tête, le cœur et le bas-ventre s’alignent et parlent d’une même voix.

Dès que cet alignement se réalise, les pensées, les émotions et les désirs s’accordent, et les conflits intérieurs se dissolvent instantanément. L’harmonie et la paix intérieure peuvent alors s’installer durablement.

Lorsque vous ressentez un tiraillement entre plusieurs ressentis qui vous semblent inconciliables, la première chose à faire est de lâcher l’idée qu’il y a un conflit intérieur et qu’il faille faire un choix, nourrir une part et refouler l’autre. Il n’y a pas un petit diable et un petit ange qui chuchotent à chacune de vos oreilles pour vous tenter et entre lesquels il faudrait choisir (voir l’article Les deux loups).

Il y a simplement plusieurs parts en vous qui souhaitent s’exprimer et qui ont chacune leur légitimité. Accueillez-les toutes avec bienveillance et sans jugement. Visualisez que vous les prenez toutes dans vos bras et les bercez en les invitant à vous délivrer leurs messages et à voir comment elles peuvent dialoguer entre elles. Peut-être la tête va-t-elle convaincre le sexe de temporiser un peu, ou est-ce le sexe qui va convaincre le cœur que ses craintes ne sont plus d’actualité.

Il n’y a rien d’autre à faire qu’à respirer calmement et à se détendre dans les sensations.

Cet accueil inconditionnel favorise l’unification de ce qui semble inconciliable. Même si cela peut paraître paradoxal, c’est à partir du moment où l’on s’accepte tel que l’on est qu’une transformation devient possible.

Le rythme le plus lent

Tant que l’unification de toutes nos parts n’est pas encore réalisée, il se peut malgré tout qu’il ne soit pas possible d’atteindre un consensus entre les trois pôles. Dans ce cas, vous ne pouvez pas vous tromper si vous calquez votre attitude sur « votre part la plus réticente », que ce soit la tête, le cœur ou le sexe.

Ce principe de précaution s’avère payant : en adoptant le rythme et les limites les plus basses, toutes vos parts se sentent prises en considération. Une confiance solide peut s’installer dans chacun de vos pôles et, naturellement, vos limites s’espaceront en douceur, bien plus loin et de façon plus durable que si vous aviez tenté de « passer en force » en n’écoutant que votre ardeur Yang.

Vous êtes comme un train composé de plusieurs wagons (vos parts) : il ne sert à rien que la locomotive parte à folle allure et perde plusieurs wagons en cours de route. L’important est que tout le convoi arrive à destination

Cette prise en compte des trois pôles implique une écoute très fine de soi faisant appel aux qualités d’intériorité et d’accueil du Yin. Cela n’est possible qu’en s’autorisant à ralentir et à prendre le temps de l’écoute. Si votre partenaire vous embarque dans un tourbillon trop rapide, n’hésitez pas à proposer des moments de temporisation afin d’actualiser votre ressenti.

Vu de l’extérieur

Jusqu’ici, ce texte s’est placé du point de vue de la personne ressentant dans ses trois pôles. Mettons-nous maintenant à la place de son/sa partenaire. Peut-il/elle facilement percevoir si nos pôles sont alignés ou s’il y a un décalage entre eux ?

L’expressivité des différents pôles

Lorsque le pôle « sexe » ne vit pas bien une expérience, cela peut généralement être perçu de l’extérieur par tout partenaire doté(e) d’un minimum d’écoute et d’expérience : le corps est tendu, figé, et la zone sexuelle est fermée. Il est perceptible que le corps reste « en vigilance », qu’il n’y a pas ou peu de lâcher-prise. Notre partenaire a donc la possibilité de modifier son comportement dans l’instant.

Le pôle « cœur » est un peu à part, car une émotion ne sort pas de nulle part : soit une émotion naît à partir d’une sensation perçue dans le corps, soit elle émerge des suites d’une pensée émise par le mental. Un des deux autres pôles est donc d’office associé. Par ailleurs, une émotion a toujours une dimension et une expression corporelle, fut-ce le figement. La survenance d’une émotion est donc décelable, pour peu d’y être attentif.

Mais lorsque c’est le mental qui vit négativement l’expérience, c’est plus complexe à observer de l’extérieur. Si le désir ou l’excitation sont fortement présents, le corps peut donner tous les signes extérieurs d’une ouverture vers plus de sexualité. Au même moment, le mental pourrait pourtant mal vivre l’expérience, à travers l’émergence de jugements, de croyances ou de réticences.

Sauf si une émotion forte s’ensuit, ce que vit le mental ne se traduit pas forcément dans le corps et rien ne transparait alors à l’extérieur, même pour un observateur avisé. Et plus le pôle « sexe » est réceptif et expressif, moins la petite voix dissonante du mental sera perceptible.

Une autre particularité du mental est qu’il peut parfois y avoir un temps de décalage entre l’expérience et le moment où le mental conscientise que cette expérience ne lui convient pas. Alors que le délai de réaction du corps ou de l’émotionnel est quasiment instantané, le mental peut prendre plus de temps. Cela peut aller de quelques minutes à plusieurs heures, voire prendre des mois ou des années de maturation.

Une lecture pas si évidente

Il n’est pas toujours si facile de percevoir quand toutes les parts de notre partenaire ne consentent pas de la même façon à l’émergence de l’énergie sexuelle.

Cela demande une grande qualité d’écoute et d’attention car ces parts fragmentées ne se manifestent pas nécessairement toutes avec la même visibilité : la part « qui dit non » peut se figer et donc passer inaperçue aux yeux d’un observateur moyennement attentif. Une absence de réaction peut être prise (parfois de bonne foi) pour une acceptation tacite.

Surtout si nous sommes nous-même submergés par notre propre désir, nous risquons de ne voir chez notre partenaire que les signes de l’activation de l’énergie sexuelle et de ne pas percevoir les parts plus réticentes.

Il se peut que sur le moment et même après le rapport, nous ayons le sentiment que tout s’est bien passé et que rien chez notre partenaire ne semble le contredire. Si une part s’est figée en notre partenaire, elle/il aura généralement du mal à l’exprimer.

Et même si notre partenaire ressent un malaise diffus, il lui faudra un certain temps pour intégrer émotionnellement le fait que ce qui s’est passé n’a pas été juste pour elle/lui. La conscience d’avoir exprimé des signaux « contradictoires » lors du rapport intime peut lui donner (à tort) l’impression qu’elle/il a perdu toute légitimité à faire part de son vécu.

Cette perception de la dissociation du partenaire est vraiment subtile et demande de grandes qualités d’écoute qui ne sont pas faciles à maintenir dans le feu de l’action.

Mais s’il ne peut être demandé de deviner tout ce que vit notre partenaire, nous avons par contre toujours la possibilité de lui poser la question et de nous assurer régulièrement de son bien-être.

Didier de Buisseret

N’hésitez pas à partager cet article, en le reprenant intégralement, sans modification ni coupure, et en citant sa source (www.presenceasoi.be)

7 commentaires pour “Les trois pôles, vers une écoute fine de ses limites

  1. Michèle

    Très belle analyse sensible et profonde. On comprend que la qualité de Vie (et de relation) repose sur l attention à ce qui se vit dans chacune de nos parts: les nôtres et celles du partenaire. Merci Didier!

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