Présence à soi

Faut-il respecter toutes les croyances ?

Dans les médias et sur les réseaux sociaux, les opinions semblent de plus en plus tranchées. Les débats sereins se font rares, et le sens de la nuance paraît suspect.

Cela soulève une question essentielle : jusqu’à quel point doit-on faire preuve de bienveillance et de respect envers les croyances d’autrui ? Peut-on les critiquer, les questionner, voire les moquer, sans tomber dans l’irrespect ?

Ce texte explore ces questions à travers plusieurs axes éthique, philosophique et spirituel.

1. Tolérance et respect : quelles limites ?

La tolérance est souvent invoquée comme un idéal. Mais faut-il tout tolérer, y compris l’intolérance ?

La tolérance n’a pas pour but d’empêcher la critique d’une idée, mais de protéger la sécurité des personnes qui soutiennent cette idée. C’est la fameuse phrase attribuée (à tort) à Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire »

On distingue généralement :

  • La tolérance passive : je supporte ce que je désapprouve.
  • La tolérance active : je reconnais le droit de l’autre à penser autrement et j’essaie de le comprendre.

Mais la tolérance a des limites. Le paradoxe de la tolérance, selon Karl Popper, nous rappelle qu’une société tolérante ne peut survivre que si elle est intolérante envers l’intolérance. Ainsi, les discours de haine ou les idéologies appelant à la violence peuvent être exclus de l’espace du débat.

La tolérance n’est donc pas l’acceptation de tout, mais la construction d’un cadre où le désaccord peut exister sans dégénérer en violence.

2. Quelles bases éthiques à un débat d’idées non violent ?

Pour qu’un échange d’idées soit constructif et ne dégénère pas en querelle stérile ou violente, divers penseurs ont développé un cadre éthique de dialogue, reposant sur des principes clés :

La dissociation entre les idées et les personnes

Critiquer une croyance, ce n’est pas attaquer celui qui y adhère. On peut – et doit – respecter la dignité des personnes sans être obligé de respecter toutes leurs idées ou croyances.

Selon les philosophes Martin Buber et Emmanuel Levinas, même en désaccord, l’autre reste un sujet digne de respect.

Dans l’esprit de la Communication Non Violente (CNV), il est important de ne pas réduire l’autre à son opinion. Par exemple, éviter de dire « Tu es un raciste », mais plutôt « L’opinion que tu avances me semble raciste ».

Le principe de réciprocité

Pour le philosophe Jürgen Habermas, il n’y a débat démocratique qu’à condition que chacun accepte que ses propres idées puissent être remises en question par d’autres. Il n’y a pas de dialogue possible si un des débatteurs estime posséder la vérité absolue.

C’est la notion d’humilité cognitive : je reconnais les limites de ma propre perspective et j’admets la possibilité que le point de vue de l’autre puisse enrichir le mien.

Le pluralisme

Dans une société pluraliste, il est sain qu’il y ait des visions différentes, rappelle Paul Ricoeur. Le but n’est pas de tout harmoniser, mais de reconnaître ce pluralisme et de permettre un échange à ce sujet.

Dans une société démocratique, l’objectif n’est pas de supprimer les conflits, mais de les civiliser.

La recherche de la vérité

La friction des idées est féconde si elle s’inscrit dans une dynamique de recherche de vérité, non de domination.

Si je cherche avant tout à dominer ou à avoir raison dans la discussion, le débat ne fera pas progresser la compréhension mutuelle ou la vérité.

En conclusion, on peut viser la vérité sans vouloir l’imposer. On peut critiquer sans humilier. On peut débattre sans vouloir vaincre.

3. La satire, la moquerie et les limites du respect

La satire a une fonction sociale essentielle : désamorcer, interroger, provoquer une prise de conscience. Mais à partir de quand tombe-t-on dans l’irrespect ?

Sans entrer dans les aspects juridiques et légaux, plusieurs critères permettent de baliser cette frontière éthique :

Critiquer une idée, non une personne

Critiquer une croyance (religieuse, politique, culturelle) est légitime dans une société libre. La satire a une longue tradition comme forme de résistance face au pouvoir, au dogme, au conformisme.

En revanche, humilier une personne au nom de cette critique devient problématique : cela nie sa dignité et peut blesser inutilement.

Cette distinction est capitale : on peut critiquer l’idée de Dieu sans mépriser le croyant ; on peut tourner en dérision une idéologie sans caricaturer ceux qui la vivent avec sincérité.

Mais, dans la moquerie ou la satire, cette distinction peut être subtile.

L’intention

Ce qui peut aider à voir si une satire est irrespectueuse, c’est l’intention de son auteur. Le but est-il d’éveiller les consciences et d’alerter l’opinion, ou de stigmatiser, humilier ou de réduire à une caricature une frange de la population ?

L’éthique de la sollicitude (Paul Ricœur)

Une critique peut être juste sur le fond, mais violente dans la forme.

La sollicitude, c’est la recherche de la vérité, tout en conservant une attention à l’autre, pour éviter de le blesser inutilement.

Par exemple, plutôt qu’affirmer que telle croyance est « idiote et bonne pour des abrutis superstitieux « , mieux vaut dire « Je pense que cette croyance est irrationnelle et potentiellement dangereuse, et voici pourquoi.« 

Le principe de responsabilité (Hans Jonas)

Dans notre société, la satire est légalement autorisée. Mais ce n’est pas parce qu’elle est légale qu’elle est moralement neutre.

Toute liberté implique une responsabilité. La liberté d’expression ne dispense pas de réfléchir aux conséquences éthiques : qui vais-je heurter, et pourquoi ? Est-ce la façon la moins dommageable d’atteindre mon objectif ?

Prenons le cas emblématique du blasphème, qui est un droit en Occident. Dans les sociétés sécularisées, les croyances ne sont plus sacralisées par défaut. Elles peuvent donc être critiquées publiquement, même si cela heurte.

Mais le fait que l’on puisse moquer des croyances n’exonère pas de questionner l’éthique : à quoi sert cette moquerie ? Est-elle gratuite, pédagogique, résistante, provocatrice… ?

Une satire peut aussi être plus ou moins légitime en fonction de sa cible : dénoncer les puissants ou les institutions établies est plus éthique que de s’attaquer aux faibles. Frapper quelqu’un déjà au sol ou ridiculiser un groupe vulnérable ou marginalisé peut être moralement discutable.

Le critère de la susceptibilité : une limite légitime ?

Faut-il adapter la critique à la sensibilité de celui qui la reçoit ? C’est un terrain complexe, car on touche à la frontière entre le droit à la critique et le devoir de considération.

A un extrême, il y a la négation ou le mépris de la sensibilité d’autrui : “Je dis ce que je veux, et je me moque que cela te blesse”, qui n’est pas une position éthiquement acceptable.

A l’autre extrême, il y a le règne de l’hyper-susceptibilité : « Je me sens blessé par tes propos, tu ne peux donc t’exprimer ». Cela peut mener à une dictature de l’émotion : ce n’est plus le contenu du discours qui compte, mais l’émotion qu’il suscite. Cela donne un pouvoir disproportionné à celui qui se déclare offensé, sincèrement ou non.

Une bonne piste de discernement est à nouveau d’interroger l’intention de la critique et le choix des moyens mis en œuvre : le but est-il d’éveiller les consciences ou de ridiculiser ? La forme choisie est-elle gratuitement choquante ou nécessaire pour faire passer le message ?

En conclusion, si la susceptibilité d’autrui mérite d’être prise en considération, elle ne justifie pas par principe une auto-censure de toute critique susceptible de blesser.

4. Relativisme culturel et jugement éthique

Pour pouvoir apprécier (ou questionner) à sa juste valeur une croyance ou une pratique, il est nécessaire de la replacer dans son contexte historique et culturel. C’est ce qu’on appelle le relativisme culturel.

A l’origine, il s’agit d’une posture méthodologique utilisée en anthropologie pour éviter l’ethnocentrisme, c’est-à-dire la tendance à prendre sa propre culture comme norme de référence.

Ce relativisme modéré est souhaitable, car il permet de mieux comprendre les croyances en les replaçant dans leur contexte, sans les juger immédiatement à l’aune de ses propres critères.

Mais certains en ont fait une doctrine morale, un relativisme absolu pour lequel « tout se vaut ». Ce radicalisme amène à une impasse éthique car si tout mérite d’être respecté, il n’est alors plus possible de dénoncer certaines pratiques néfastes, comme les mutilations sexuelles. De même, il n’y a plus de débat rationnel possible si la croyance que la terre est plate devient une opinion, voire une vérité alternative, aussi légitime et valable qu’une autre.

Est-il dès lors encore possible de questionner une pratique ou une croyance sans être ethnocentrique ? Oui, en pratiquant une double démarche : tout d’abord en essayant de comprendre une croyance selon sa propre logique et cohérence, et ensuite en acceptant que nos propres croyances soient elles aussi interrogées (ce que je crois est-il plus rationnel, ou simplement plus familier ?).

De même, il se dégage un socle de valeurs universelles minimales à travers les droits humains, qui permettent de juger de la validité d’une pratique quelle que soit son origine : respect de la vie, de la liberté individuelle, égalité en dignité, refus de la torture, de l’humiliation… (voir la Déclaration universelle des droits de l’homme).

5. Jugement spirituel et croyances irrationnelles

Dans le monde du développement personnel et du New-Age, nombre de croyances paraissent irrationnelles du point de vue scientifique. Est-il spirituellement légitime de les juger ?

Imaginons que quelqu’un vous dise qu’il appartient à la secte des Jatravartidiens, dont la croyance est que l’univers a violemment été éternué de la narine d’un être nommé le Grand Atchoumtec Vert, ses adeptes vivant dans la crainte perpétuelle de ce qu’ils appellent l’Avènement du Grand Mouchoir Blanc[1]. Saurez-vous maitriser le début de sourire condescendant qui nait à vos lèvres ?

Toute la question est de savoir comment concilier une rigueur intellectuelle (voire sceptique) avec une attitude spirituelle ouverte et non jugeante.

Quelle posture spirituelle adopter ?

a. La lucidité bienveillante

Le jugement n’est pas la condamnation, mais une fonction naturelle de l’esprit lorsqu’il cherche à discerner, comprendre, clarifier.

Cultiver un esprit critique et sceptique est une bonne chose, ainsi que nous le rappelle Charles Pépin : « Le doute est une manifestation de l’intelligence, et non de la peur. Déplaçons le curseur du courage et redonnons ses lettres de noblesse à ce qui est rare – la nuance, la modération, la mesure, la souplesse. Le doute questionne aussi la notion de certitude ».

Nous avons donc le droit, et parfois le devoir, de porter un jugement sur la validité de certaines croyances et de ne pas laisser les contre-vérités se propager. Mais cela peut être fait sans colère ou agressivité, ni ironie, ni mépris, juste avec clarté et douceur intérieure (voir cet autre article sur la bienveillance).

Dans cette posture spirituelle, l’esprit critique n’empêche pas de garder le cœur ouvert.

b. Le non-attachement à sa propre supériorité

Ce qui devient spirituellement douteux, ce n’est pas le jugement critique, mais le mépris, la condescendance, ou l’enfermement dans la certitude d’avoir raison.

La vraie spiritualité s’interroge toujours sur son propre ego cognitif :

  • Suis-je dérangé(e) par la croyance de l’autre, ou par le fait qu’il croit en ce que je considère absurde ?
  • Mon jugement est-il une manifestation de discernement, ou une affirmation de ma propre supériorité intellectuelle ?

Parfois, c’est moins la croyance de l’autre qui nous dérange que notre envie de l’éduquer malgré lui…

Certains se sentent investis de la mission (peut-être pas divine, dans ce cas-ci…) de pourfendre toutes les fausses croyances et d’être les chevaliers blancs de la science véritable et unique détentrice de la vérité.

Ce n’est pas parce, dans notre for intérieur, nous jugeons la croyance de notre interlocuteur, qu’il est toujours utile et pertinent de lui en faire part, surtout s’il ne nous a rien demandé.

Sauf à vouloir faire part de notre supériorité ou de notre différence, il est toujours intéressant de se demander ce qu’apporterait de positif notre intervention.

L’utilité de la croyance

Certaines croyances sont néfastes, dangereuses pour la santé ou l’équilibre psychologique, ou pour le portefeuille.

Mais le fait qu’une croyance ne soit pas démontrée scientifiquement ou soit même totalement « irrationnelle » n’implique pas automatiquement qu’elle n’ait aucun effet bénéfique ou ne soit pas utile à celle ou celui qui y accorde du crédit.

Ces croyances peuvent parfois favorablement répondre à des besoins réels : sens, espoir, confiance, recentrage, mythes fonctionnels…

S’il est légitime de questionner leur validité logique ou scientifique, il faut aussi prendre en considération ce que ces croyances apportent aux personnes qui y adhèrent.

Peut-être faut-il admettre que la connaissance n’est pas le seul chemin d’accès au bonheur ?

Conclusion

Respecter les croyances d’autrui ne signifie pas les sanctuariser. Il est éthiquement, philosophiquement et spirituellement légitime de les interroger, de les critiquer, parfois de les contester. Mais cela requiert une posture subtile, faite de discernement, d’humilité et de responsabilité.

Le débat d’idées, pour rester vivifiant, doit s’ancrer dans le respect des personnes, sans renoncer à la liberté de penser.

C’est à ce prix que la pluralité des croyances peut être non une menace, mais une richesse pour l’esprit.


Didier de Buisseret

N’hésitez pas à partager cet article, en le reprenant intégralement, sans modification ni coupure, et en citant sa source (www.presenceasoi.be)

[1] Citation en hommage à Douglas Adams, auteur du livre Le G

6 commentaires pour “Faut-il respecter toutes les croyances ?

  1. CARMEL

    BONJOUR BRAVO ET MERCI ( Humilité, le mot à retenir ) Cdlmt****C.M.***
    ***Je vous cite=} »Respecter les croyances d’autrui ne signifie pas les sanctuariser. Il est éthiquement, philosophiquement et spirituellement légitime de les interroger, de les critiquer, parfois de les contester. Mais cela requiert une posture subtile, faite de discernement, d’humilité et de responsabilité….. »

  2. Laurence

    Merci beaucoup pour cette analyse toujours aussi bien écrite, claire, subtile, bienveillante et très rafraîchissante en ces temps ahurissants où les trolls semblent rois.

    1. Didier Auteur du post

      Merci Laurence. Oui, ramener un peu de sérénité et de nuance dans les débats est d’utilité publique !

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