Présence à soi

Je doute… donc je suis

Introduction : Le doute, un malentendu

Le doute a mauvaise presse. A l’ère des réseaux sociaux où chacun se proclame expert et a un avis tranché sur tout, douter est souvent vu comme de la faiblesse ou une absence d’avis.

Sur les sujets sensibles, souhaiter apporter de la nuance et du conditionnel, c’est risquer de passer pour indécis, tiède, voire suspect.

Surtout dans les époques troublées (à savoir, quasi toutes), on attend de nos guides et dirigeants qu’ils sachent et affichent une certitude tranquille, pas qu’ils soient hésitants et confus.

J’avoue envier parfois celles et ceux que semblent habiter des certitudes inébranlables. Que cela doit être confortable et reposant !

Pourtant, l’objectif de cet article est de réhabiliter le doute comme vertu. Je le vois comme un acte de résistance éthique et intellectuelle.

Le doute est ce qui nous empêche de sombrer dans le dogmatisme, ce qui nous pousse à interroger le réel, à ne pas nous enfermer dans de confortables illusions.

Douter, ce n’est pas renoncer à penser, c’est penser mieux.

1. Douter pour mieux comprendre : de Socrate à Descartes

Le doute n’a pas toujours été ce malentendu moderne que l’on associe à l’indécision. Dans la tradition philosophique, il est au contraire le point de départ de toute quête authentique de connaissance.

Déjà dans l’Antiquité, Socrate en faisait la base de sa méthode pour faire tomber les illusions de savoir. Il partait du principe que la vraie ignorance consiste à croire que l’on sait. En posant des questions apparemment naïves, il obligeait ses interlocuteurs à penser par eux-mêmes, à confronter leurs croyances à la raison.

Douter, pour Socrate, c’est ouvrir un espace de dialogue, une brèche dans les certitudes figées, une manière de remettre l’intelligence en mouvement.

Selon Socrate, le doute n’est pas l’ennemi du savoir, mais son point de départ.

Cette posture a inspiré, des siècles plus tard, un autre penseur majeur, René Descartes. Il entreprend de rejeter tout ce qui peut être mis en doute, même les évidences les plus élémentaires. Son scepticisme méthodique n’avait pas pour but de mettre à mal tous les repères, mais de douter de tout, pour mieux reconstruire.

Cette démarche montre que le doute peut être un outil de clarification intellectuelle. Ce n’est pas une impasse, mais un chemin nécessaire pour accéder à un savoir plus vrai, plus fiable.

Toute la démarche scientifique repose sur le doute : une théorie est considérée comme vraie jusqu’à ce qu’une autre, plus pertinente, vienne la remplacer.

Aujourd’hui, la zététique est l’héritière de cet art du doute, en ne se contentant pas des apparences, en ne confondant pas opinion et savoir, émotion et information.

C’est une invitation à développer son esprit critique, à aller à contre-courant de la fainéantise intellectuelle qui nous pousse à partager n’importe quelles fake news sans discernement. Le doute nous propose de questionner nos sources, de croiser les points de vue, de résister aux raisonnements simplistes ou à la tentation du prêt-à-penser.

Douter, c’est exercer sa liberté de penser par soi-même.

2. Le poison des certitudes

La posture inverse du doute, c’est la certitude.

Si le doute peut être fécond, la certitude, elle, peut parfois se révéler toxique. Bien sûr, nous avons tous besoin de repères, de convictions, d’une certaine stabilité intérieure. Mais lorsque les certitudes deviennent rigides, closes sur elles-mêmes, elles cessent d’être des balises pour devenir des carcans.

Sur le plan sociétal

Les certitudes non questionnées peuvent mener au dogmatisme, voire au fanatisme. L’histoire humaine abonde d’exemples où l’aveuglement des certitudes – religieuses, idéologiques, politiques- a conduit à des catastrophes.

Sur le plan relationnel

Lorsqu’on est persuadé de détenir la vérité, le dialogue devient inutile, voire menaçant, et l’autre cesse d’être un partenaire pour devenir un adversaire à convaincre ou à éliminer (voir le précédent article sur le respect des croyances, dont celui-ci est la prolongation directe).

Admettre que le point de vue d’autrui puisse être valable et mérite d’être examiné sans a priori, c’est la meilleure façon de créer des passerelles entre des communautés de pensée souvent tentées de se replier sur elles-mêmes.

Sur le plan personnel

Croire que l’on a raison, que l’on a fait le tour d’une question, peut couper de la capacité d’apprendre, d’évoluer.

Le doute, au contraire, oblige à rester en mouvement. À reconnaître que ce que l’on pense aujourd’hui peut être remis en question demain. À rester curieux, disponible, vivant. Là où la certitude ferme, le doute ouvre.

Les certitudes flattent l’ego : elles donnent l’illusion de maîtrise, quand elles masquent souvent une peur de l’incertitude. En réalité, elles nous coupent de la complexité du monde. Elles figent la pensée, réduisent le réel à des catégories simples, confortables, mais trompeuses. Comme le dit le satiriste Henry Louis Mencken, « Pour chaque problème complexe, il existe une réponse courte, simple et fausse ».

Cela se vérifie dans tous les domaines : plus on apprend, plus on prend conscience de l’étendue de son ignorance. D’un côté, c’est réjouissant : la vie nous réserve encore une infinité de découvertes sur lesquelles s’extasier. Mais certains ressentent cette incertitude fondamentale de la vie comme profondément angoissante.

Adopter la posture du doute implique d’être raisonnablement confortable avec les aléas de l’existence. A contrario, se murer dans des certitudes peut être un mécanisme inconscient de protection – illusoire – destiné à se prémunir contre cette angoisse.

3. L’éthique du doute

Loin d’une indécision hésitante, le doute peut être un choix conscient et volontaire, une posture éthique.

Douter, c’est faire preuve d’humilité intellectuelle. C’est avoir la sagesse d’accepter que l’on ne sache pas tout, que l’on puisse se tromper.

Admettre que l’on puisse avoir tort demande une forme de maturité, d’assurance tranquille. Sur des fondations solides, la remise en question ne vient pas fragiliser tout l’édifice mais, au contraire, le vivifier.

Le doute a aussi une dimension morale car si l’on est trop sûr d’avoir raison, on cesse de se demander si l’on est juste.

Le doute, sur le plan éthique, est ce qui nous pousse à interroger nos actes : suis-je en train d’agir de manière juste ? Ai-je bien compris l’autre ? Suis-je guidé par la vérité ou par mes préjugés ? Est-ce que je défends une idée ou est-ce que je protège mon confort moral ?

Dans un monde où l’émotion prend souvent le pas sur la réflexion, et où l’immédiateté est érigée en vertu, le doute invite à la lenteur éthique. Il réhabilite la prudence, la nuance, le scrupule dans le sens noble du terme.

En somme, le doute n’est pas une faiblesse morale. C’est une exigence qui nous empêche d’être dans le déni de la complexité de l’existence.

4. Douter sans se perdre

Entre doute choisi et doute subi

Nous avons vu que le doute peut être une posture consciemment choisie et un auxiliaire lucide et efficace de la prise de décision.

Ce doute fertile se distingue du doute paralysant, qui inhibe et empêche d’agir. Ce doute-là n’est pas une posture choisie, mais un état subi du fait d’une faible confiance en son propre jugement.

Le doute paralysant est cousin de l’aversion au risque. Nombreux sont ceux qui soupèsent indéfiniment les options et n’arrivent pas à trancher par peur de se mouiller ou d’assumer le risque d’une erreur.

Le doute ne doit pas empêcher d’agir, mais être là pour guider l’action.

Un doute confiant

De même, s’il est sain de savoir se remettre en question face à une critique ou une remarque, il n’est pas souhaitable d’abdiquer systématiquement sa position pour adopter celle de l’autre.
Reconnaître sa perfectibilité ne signifie pas se transformer en girouette au gré des interlocuteurs.

Il est tout à fait possible de douter, tout en conservant une confiance solide dans sa propre capacité de jugement et de pouvoir s’exprimer avec assurance et assertivité.

Il serait dommage que, par excès d’humilité, les esprits lucides laissent toute la place aux incompétents péremptoires. Comme l’a justement résumé Bertrand Russell : « Le problème fondamental du monde moderne est que les imbéciles sont sûrs d’eux, tandis que les gens intelligents sont pleins de doutes. »

Cette formule souligne un paradoxe : ceux qui réfléchissent le plus sont souvent les moins audibles, tandis que les certitudes tapageuses occupent tout l’espace. Il est donc essentiel de réhabiliter un doute affirmé, confiant, qui ose s’exprimer sans se renier.

Un doute apaisé

Conserver l’esprit critique, ce n’est pas remettre en cause tout ce qui bouge, ou tomber dans un relativisme total.

Ce n’est pas non plus sombrer dans le complotisme et rejeter, par principe, tout ce qui émane des médias classiques ou des institutions officielles. Dans certains milieux, revendiquer par idéologie des opinions exclusivement alternatives devient une autre forme de conformisme.

Le juste équilibre pourrait consister à se faire le moins possible d’idées préconçues et d’exercer son esprit critique au cas par cas afin de se faire sa propre opinion, toujours révisable.

Conclusion : Douter, c’est vivre éveillé

Le doute est une posture active qui met la pensée en mouvement et, par la remise en question, nous pousse à évoluer.

C’est aussi une exigence éthique, un refus de la pensée paresseuse et des illusions confortables.

À l’heure où l’affirmation triomphe, où la rapidité prime sur la réflexion, le doute devient un acte de résistance douce mais tenace.
Douter, ce n’est pas s’égarer : c’est garder ouverte la porte de l’intelligence et de l’ouverture, en équilibre fragile entre certitude et ignorance.

Didier de Buisseret

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