La présence thérapeutique
Certaines thérapies psycho-corporelles mettent l’accent sur la qualité de présence du thérapeute[1]. Cette présence est considérée comme centrale dans le processus d’accompagnement ou de guérison, tout autant – si pas plus – que l’application d’une technique ou d’une théorie thérapeutique.
Dans les sphères de développement personnel ou spirituel, on va souvent vers un(e) accompagnant(e) autant pour ce qui émane de lui/elle que pour son enseignement, aisément accessible en ligne ou par écrit.
La présence thérapeutique n’est pas à confondre avec la « relation thérapeutique » (dite aussi « alliance thérapeutique »), qui met en lumière l’importance de la relation thérapeute-client dans le bon déroulement du processus de guérison, mais qui ne s’attarde pas sur la personne-même du thérapeute ni sur la qualité de sa présence.
En revanche, le concept de présence thérapeutique est quasiment inexistant en psychologie ou en psychanalyse. Même la notion de « relation thérapeutique » n’est centrale en psychologie qu’au sein du seul courant humaniste.
L’Approche centrée sur la personne
Beaucoup de thérapeutes et d’accompagnants en développement personnel expérimentent cette présence de façon intuitive et empirique lors de leurs séances.
Il est intéressant de savoir que la présence thérapeutique a été théorisée par quelques chercheurs issus d’un courant de la psychologie humaniste créé par le célèbre psychologue américain Carl Rogers (1902-1987) : l’Approche centrée sur la personne (ACP).
Même au sein de l’ACP, le concept de présence thérapeutique reste aujourd’hui encore marginal et controversé. Il est toutefois intéressant d’aborder quelques principes centraux de l’ACP car ils m’apparaissent étroitement liés à la présence thérapeutique.
Ma compréhension de l’ACP et l’accès aux informations scientifiques contenues dans cet article doivent énormément à la lecture d’un travail de fin de formation rédigé par une amie psychologue, Elise Lambert. Avec son accord, j’emprunte beaucoup à ses fines analyses, au fil conducteur de son travail, ainsi qu’à sa démarche consistant à comparer la théorisation de la présence à sa propre pratique. Qu’elle en soit ici chaleureusement remerciée. Le présent article ne fait que reprendre et vulgariser son travail, et le frotter à ma propre expérience.
Ce qui a particulièrement fait écho chez moi dans sa vision de la présence thérapeutique, c’est l’importance qu’elle accorde à la dimension corporelle de la présence. Si cela pourrait aller de soi dans une thérapie corporelle, c’est nettement plus innovant et original dans la thérapie verbale qu’elle pratique en tant que psychologue. C’est la spécificité de cette perspective corporelle, dont je laisse la paternité à Elise Lambert, que j’essaie de mettre ici en avant.
L’approche de l’ACP part du principe que tout être vivant à une tendance naturelle à croître et à réaliser son potentiel. Ce processus de développement se trouve parfois entravé par des obstacles. Le climat favorable qu’offre l’ACP a pour but de faciliter cette croissance.
Selon Rogers, le thérapeute crée un contexte favorable en abordant la rencontre avec son client[2], non en se cachant derrière un rôle ou une fonction, mais en mettant en avant son humanité. C’est la rencontre véritable de deux êtres humains qui permet le processus de guérison.
Cette approche humaniste est facilitée par une triple attitude du thérapeute : la compréhension empathique, la considération positive inconditionnelle et la congruence.
Il est intéressant de détailler ces trois attitudes car elles m’apparaissent en lien avec la présence thérapeutique. Ces attitudes sont d’ailleurs pratiquées quotidiennement par des thérapeutes psycho-corporels qui, parfois, ignorent qu’elles ont été théorisées par Carl Rogers.
La compréhension empathique
La compréhension empathique, ou l’empathie, est la capacité à comprendre ce que vit et ressent autrui.
Pour le thérapeute, c’est la faculté à entrer dans le monde intérieur de l’autre comme s’il s’agissait du sien propre, afin de le comprendre.
La considération positive inconditionnelle
La considération positive inconditionnelle (CPI) est le fait de porter sur l’autre un regard positif et respectueux, dénué de jugement de valeur. Cette attitude est proche de la bienveillance.
Pour un thérapeute, cela consiste à accueillir inconditionnellement le monde intérieur de son client. Cet accueil inconditionnel porte sur ce que vit et ressent le client. C’est à distinguer de l’éventuelle concrétisation de ce ressenti qui, elle, peut bien sûr ne pas être acceptée par le thérapeute si elle lui apparaît inopportune ou manquer de justesse. Ainsi, un thérapeute se doit d’accueillir la colère de son client envers lui. En revanche, il est en droit de refuser que cette colère se matérialise en violence physique ou verbale.
La congruence
La congruence est l’adéquation entre une expérience vécue (émotions, pensées, sensations…), la prise de conscience et l’acceptation de cette expérience, et ce qui est communiqué à l’extérieur à ce propos. On pourrait également parler d’authenticité ou de cohérence intérieure.
Il y a incongruence dans deux cas de figure : par exemple, soit lorsque je n’ai pas conscience ou je ne m’avoue pas à moi-même que je suis énervé, soit lorsque je déments être énervé face à mon interlocuteur, alors que je le suis pourtant.
Je rejoins Elise Lambert dans le fait que la congruence a une dimension corporelle importante puisqu’elle suppose de percevoir finement ses réactions physiologiques suscitées par la relation à l’autre (lassitude, contraction au ventre, poids sur la poitrine, boule dans la gorge…), et de décoder quelles émotions y correspondent. Avoir conscience de ses ressentis nécessite une présence à soi et à son corps. La congruence invite le thérapeute à « sentir » dans son corps la compréhension (empathie) et l’accueil (CPI) du monde intérieur de son client.
J’aime à penser que l’authenticité du thérapeute peut servir de modèle inspirant pour le client, l’incitant à évoluer vers plus d’acceptation de lui-même.
Pour bénéficier au processus thérapeutique, il est important que le client perçoive l’existence des trois attitudes dans le chef du thérapeute, qui doivent donc être exprimées par ce dernier.
C’est fondamental pour construire une relation de confiance que le client sente que son thérapeute est vrai, honnête et cohérent. Le lien de confiance se renforce si le thérapeute ne se présente pas comme un expert prétendant avoir toujours raison, et dévoile ses aspects humains et faillibles.
Dans le cas de la congruence, il est important que le client sente que ce que le thérapeute lui dit correspond à ce qu’il pense ou ressent. Par exemple, si le thérapeute a été jugeant à l’égard de son client et que ce dernier l’a perçu, il est souhaitable que le thérapeute le reconnaisse spontanément.
Place de la présence au regard des trois autres attitudes
Carl Rogers a peu écrit à propos de la présence. Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il a pris conscience de son importance dans sa pratique.
Voici ses propos recueillis lors d’un entretien peu de temps avant son décès : « Avec le temps, je crois que j’ai pris davantage conscience du fait qu’en thérapie j’utilise vraiment mon self[3]. Je reconnais que, lorsque je suis intensément centré sur un client, il semble que juste ma présence soit curative, et je pense que ceci est probablement vrai de n’importe quel bon thérapeute. […] J’ai tendance à penser que, dans mes écrits, j’ai peut-être trop insisté sur les trois conditions fondamentales que sont la congruence, le regard positif inconditionnel et la compréhension empathique. Peut-être l’élément le plus important de la thérapie se trouve-t-il à l’orée de ces conditions – quand mon self est présent de façon claire et évidente. » [4]
Les disciples de Rogers ne s’accordent pas quant au statut de la présence thérapeutique par rapport aux trois autres attitudes de l’ACP – tous ne lui donnant d’ailleurs pas forcément d’importance.
Pour ma part, il me semble que la présence est un fondement et une condition préalable et nécessaire aux trois autres attitudes. Je rejoins à nouveau la vision « corporelle » d’Elise Lambert : en ancrant la relation dans « l’ici et maintenant », la présence thérapeutique incarne et amplifie ces trois attitudes.
La dimension spirituelle de la présence
Carl Rogers a une position ambivalente quant à la dimension mystique et spirituelle de la présence thérapeutique. Parfois il l’a réfutée et parfois il l’a affirmée, comme ici : « Dans ces moments-là, j’ai l’impression que mon esprit est entré en contact avec celui de l’autre, que notre relation se dépasse elle-même et s’intègre dans quelque chose qui la transcende et qu’adviennent alors, dans toute leur profondeur, l’épanouissement, le salut et l’énergie. »[5]
Soucieux de garantir le statut scientifique de leur discipline, la plupart des chercheurs académiques en psychologie sont très réticents à mêler leur pratique à ce qu’ils voient comme une croyance ou du mysticisme.
Le fameux psychologue Abraham Maslow a étudié ces moments où l’être humain expérimente une forme de transcendance et se sent relié à plus vaste que lui. Ce que vit en séance le thérapeute en état de présence pourrait être rapproché de ces moments que Maslow désigne sous le terme « expériences paroxystiques »[6].
Certains thérapeutes se connecteront à leur Soi supérieur ou à leurs guides, tandis que d’autres le feront à leur self[7].
Peu importe finalement si l’on y voit ou non une dimension spirituelle, la présence m’apparaît être de l’ordre de l’expérience vécue (et non de la croyance) et est ressentie dans le corps du thérapeute (elle n’a rien d’immatériel).
Cela correspond parfaitement à ma pratique tantrique d’une spiritualité incarnée dans la matière, ne nécessitant aucun dieu ou phénomène surnaturel pour ressentir que la relation dépasse les deux individualités en présence.
Une théorisation de la présence thérapeutique
Si Carl Rogers n’a pas eu l’occasion d’approfondir la question de la présence thérapeutique, un petit nombre de ses disciples a poursuivi son héritage.
Les psychothérapeutes Geller et Greenberg[8] proposent un modèle théorique de la présence thérapeutique, élaboré sur base d’entretiens menés auprès de différents thérapeutes humanistes.
A l’instar d’Elise Lambert, il me paraît intéressant de décrire ce modèle et de le confronter à ma propre pratique de thérapeute et d’accompagnant en massage tantrique.
Ce modèle se subdivise en trois parties : la préparation à la présence, le processus de la présence et l’expérience de la présence.
1. La préparation à la présence
1.1 Avant la séance
Afin de favoriser une rencontre véritable avec le client, le thérapeute doit se rendre accessible en tant qu’être humain. La meilleure façon de créer en lui un « espace intérieur de disponibilité » est de mettre de côté sa sphère personnelle.
Pour ma part, cela consiste à apaiser mon mental et mes émotions, de façon à ce qu’ils interfèrent et m’encombrent le moins possible durant la séance. Il ne s’agit pas de les refouler ou de les occulter. Ils peuvent être présents, mais en retrait.
Concrètement, j’atteins cette tranquillité en pratiquant des exercices de respiration juste avant la séance. Si je me sens moins centré ou moins ancré que d’habitude, il m’arrive également de prendre un temps de méditation supplémentaire.
Être disponible à la rencontre réclame également du thérapeute qu’il adopte une attitude d’ouverture face à ce qui pourrait émerger en cours de séance. Cela lui demande de mettre de côté ses théories, ses attentes et ses présupposés sur la façon dont le processus thérapeutique devrait se dérouler ou le client se comporter.
D’un côté, la présence thérapeutique est décrite comme le fait de « se vider » de son self, de son savoir, de ses expériences afin de permettre une ouverture à l’expérience du client[9]. Paradoxalement, elle est également définie « comme le fait d’amener tout son self à la relation avec le client et d’être pleinement dans l’instant présent avec et pour le client »[10].
J’ai la « chance » d’avoir une mauvaise mémoire et de peu me souvenir du contenu de mes séances. Cela me permet d’arriver à chaque nouvelle séance avec un regard neuf et de ne pas figer ma perception du client dans le souvenir de la séance précédente.
1.2 Dans la vie quotidienne
Prendre quelques instants de retour à soi juste avant la séance est bénéfique mais ne suffit pas si l’on ne prend pas soin de soi au quotidien.
Il est ardu de maintenir une qualité de présence si l’on est fatigué ou stressé par un rythme de travail trop soutenu. Cela exige de préserver une certaine qualité de vie, tant professionnelle que privée. Lorsque je manque de sommeil, je sens directement que je ne suis plus capable de maintenir longtemps mon attention de manière soutenue.
Surtout dans un accompagnement délicat comme le massage tantrique, il est également indispensable de bénéficier dans sa vie privée d’un bon équilibre sur les plans psychologique, affectif et sexuel. Des carences ou des besoins insuffisamment nourris, voire des blessures non soignées, risquent en effet de prendre trop de place et de submerger le thérapeute.
2. Le processus de la présence
Cette deuxième partie du modèle examine comment le thérapeute incarne en lui-même la présence durant la séance.
2.1 La réceptivité
A la place de seulement écouter les paroles du client, le thérapeute mobilise tous ses sens pour, au-delà des mots, absorber l’entièreté de l’expérience de ce dernier.
Cette expérience corporelle et sensorielle permet au thérapeute d’entrer en résonnance avec le vécu du client et d’atteindre un état de conscience élargi.
Plutôt que de maintenir une distance professionnelle, accepter d’être touché émotionnellement par le client m’aide à atteindre un état d’abandon lors duquel je me laisse traverser par un processus qui me dépasse. Dans cet état de conscience particulier, je constate que j’ai souvent accès intuitivement à des informations au-delà des propos tenus par le client.
Lors d’un accompagnement corporel comme un massage, il est d’autant plus naturel d’utiliser tous ses sens, en ce compris le sixième (l’intuition), pour « coller » au plus près de ce que vit le client et adapter son toucher afin d’être le plus juste possible. Tout autant que de présence, c’est une qualité d’écoute qui est à l’œuvre.
Par exemple, lors d’un massage, une cliente a revécu émotionnellement et « énergétiquement » une fausse-couche qu’elle avait subie quelques années plus tôt. Au moment-même, j’ai perçu qu’il se passait quelque chose mais j’aurais été incapable de deviner quoi exactement. J’ai juste laissé faire mes mains, qui ont massé de façon inhabituelle. Lors de l’échange verbal en fin de séance, la cliente m’a expliqué ce qui s’était rejoué pour elle et m’a confirmé que mon massage avait accompagné ce processus exactement comme il le fallait, même si mon mental n’avait rien compris à la situation.
Cette écoute « avec les mains » a une dimension plus intuitive qui fait manifestement appel à d’autres zones du cerveau que la pensée consciente. Lors d’un massage, je me surprends parfois à laisser mes pensées vagabonder tout en étant pourtant totalement à l’écoute du ressenti du client par l’intermédiaire de mes mains, qui savent d’elles-mêmes quoi faire.
De mon expérience, une séance corporelle appelle plus naturellement une bonne qualité de présence de la part du thérapeute. Lors d’une séance purement verbale, il m’arrive parfois de peiner à maintenir mon attention lorsque le mental du client se perd en détours dans ses explications. En massage, le corps va à l’essentiel et ne délivre aucun message superflu, ce qui exige une écoute immédiate et sans faille.
2.2 L’attention interne
Cette réceptivité réclame du thérapeute d’être à l’écoute de la manière dont cette expérience résonne dans son propre corps.
La plupart des psychologues considèrent quant à eux qu’il faut au contraire en faire abstraction, car tout ce qui émane d’eux-mêmes est susceptible de créer des interférences avec une observation objective du client, et est donc à écarter de la séance.
A l’inverse, dans la perspective que je partage avec Elise Lambert, le thérapeute congruent prend en considération ses ressentis corporels, persuadé qu’ils contribuent à lui donner de nouvelles clés de compréhension de l’expérience du client.
Si cela est vrai lors d’une séance verbale, c’est d’autant plus pertinent dans le cadre d’une thérapie corporelle.
Ce vécu corporel contribue à rendre l’empathie plus tangible. Lors d’une séance de massage, lorsque je sens en moi l’émergence d’une émotion, c’est souvent l’indice que le client vit une émotion similaire à laquelle la mienne fait écho (ce dont je reçois généralement confirmation lors de l’entretien verbal de fin de séance).
Mon ressenti corporel a cette double vertu de m’informer sur ce que vit le client, tout en me permettant d’entrer plus profondément en empathie avec lui.
Les thérapeutes interrogés à l’occasion de l’élaboration de ce modèle théorique ajoutent qu’être en contact avec leur propre expérience les rend plus conscients des moments où leur qualité de présence diminue. Cette écoute attentive de leur corps leur permet alors plus facilement de revenir au moment présent.
2.3 S’élargir et être en contact
Afin de favoriser une rencontre véritable, le thérapeute cherche à se rendre le plus accessible en tant qu’être humain. A cet effet, il peut partager de manière transparente son expérience intérieure avec le client.
A l’issue d’une séance de massage, il est d’usage de conclure par un échange verbal lors duquel chacun fait part de ce qu’il a expérimenté et ressenti lors de la séance. En tant qu’accompagnant, mon partage porte le plus souvent sur ce que j’ai perçu de la personne massée. Mais si je sens que cela peut être pertinent et bénéfique au client, il m’arrive aussi de parler de ce que j’ai pu vivre et ressentir. Je m’autorise moi aussi face au client des moments de vulnérabilité, lors desquels mon humanité est mise en avant.
3. L’expérience de la présence
Cette troisième et dernière partie du modèle de Geller et Greenberg examine ce que le thérapeute ressent lorsqu’il est en état de présence.
3.1 Immersion
Lorsqu’il est présent, le thérapeute est comme en état d’immersion : il est absorbé dans l’expérience du moment présent.
Être en contact étroit avec ses sensations corporelles, redescendre de la tête au corps, invitent le mental à s’apaiser, et à revenir dans la présence au client.
Particulièrement dans la lenteur du massage, le temps se suspend, se dilate. Cette lenteur, et l’absence totale d’objectif à atteindre, accroissent encore la capacité d’écoute du vécu du client.
Le massage tantrique est une forme de méditation, tant pour le masseur que pour le massé. Lorsque je masse, tout en moi s’apaise et ralentit, ce qui me donne accès à des ressentis de plus en plus subtils.
3.2 Elargissement
Le thérapeute en état de présence fait l’expérience d’un élargissement intérieur, qui porte sur sa conscience et ses sensations corporelles : « Les thérapeutes décrivent une sensation d’espace intérieur et même de joie, accompagnée d’une sensation de flux d’énergie et d’un calme qui sont le fond de toute expérience ressentie ».
Cet élargissement, et l’état méditatif qui l’accompagne, me donnent le sentiment d’être relié à quelque chose « de plus vaste ». J’ai le sentiment d’être connecté au client à travers un lien transpersonnel, qui va au-delà de nos individualités. A chaque thérapeute d’apprécier s’il confère ou non à cette expérience une dimension spirituelle.
3.3 Enracinement
Selon Geller et Greenberg, la présence permet aux thérapeutes de se sentir enracinés dans leur self : « Les thérapeutes se sentent centrés, stables et en état d’intégration, alors même qu’ils vivent une gamme d’émotions difficiles».
Pour moi, cela va aussi dans l’autre sens : plus je me sens ancré et bien dans mon axe, plus ma qualité de présence augmente. Les exercices préparatoires de centrage (respiration, méditation…) pratiqués avant une séance visent à favoriser l’émergence de cette stabilité.
S’il n’est pas solidement ancré, le thérapeute ne pourra se laisser toucher émotionnellement par l’expérience du client sans être déstabilisé, sans se perdre dans la relation, ou absorber comme une éponge des émotions qui ne lui appartiennent pas.
Geller et Greenberg soulignent le double niveau de conscience impliqué dans ce processus de présence : le thérapeute est en contact avec sa propre expérience en même temps qu’avec celle du client. Il est ouvert à l’autre sans pour autant fusionner avec lui.
C’est un des principes tantriques majeurs : d’abord revenir vers soi pour ensuite aller vers l’autre. Ce n’est que si je me suis préalablement recentré que je peux entrer en lien avec l’autre de façon juste pour les deux.
Plus il émane de moi une sérénité paisible, une force tranquille, plus le client se sent en confiance et s’autorise à s’abandonner à ses émotions et à ce qui a besoin d’émerger en lui. L’enracinement du thérapeute facilite grandement le processus de guérison.
Cette constatation empirique a été modélisée par les psychothérapeutes Geller et Porges dans la « théorie polyvagale »[11]. Selon eux, l’ancrage serein que procure la présence au thérapeute aide le client à se sentir en sécurité et contribue à sa capacité à s’ouvrir. Inversement, plus le client perçoit une instabilité chez son thérapeute, plus il aura tendance à se refermer sur lui-même.
3.4 Être avec et pour le client
Le thérapeute en état de présence ne cherche pas à diriger la séance où à induire quoi que ce soit chez son client La réelle présence thérapeutique est moins liée à la qualité de ce que je pourrais faire en séance qu’à ma capacité à être en relation avec le client.
En séance de massage, si j’ai un seul objectif, c’est de favoriser l’émergence de ce qui, dans l’instant, a besoin ou envie d’émerger chez le client. Ni lui ni moi ne savons à l’avance ce que cela va être.
Viser un objectif précis à atteindre est peu compatible avec la présence car, se focaliser sur la réalisation de cet objectif éloigne de « l’ici et maintenant ».
Une attitude dénuée d’objectif face à la présence est ce qui la favorise le mieux. Beaucoup de thérapeutes – et il m’arrive d’en faire partie – souhaitent « trop » que leur client aille mieux et, de ce fait, ils se tendent vers un objectif et perdent leur qualité de présence dans l’instant.
Lorsqu’un client est focalisé sur un résultat à atteindre en thérapie, je lui explique qu’à travers la séance, nous allons créer le contexte le plus favorable possible pour que quelque chose évolue mais qu’il est important de lâcher-prise quant à la forme que prendra ce « quelque chose ». Plus je suis moi-même bien présent et détendu face au résultat, plus cela incitera le client à être lui-même présent, ce qui l’aidera à moins se focaliser sur son problème à résoudre.
3.5 L’absence d’interférence de l’ego ou de regard sur soi
Le modèle de Geller et Greenberg ne reprend pas tel quel ce dernier point mais il y fait plusieurs fois allusion.
Comme la plupart de mes confrères et consœurs, il m’est arrivé de ressentir douloureusement cette envie d’être à la hauteur de ma vision idéalisée du métier de thérapeute. Cette exigence prend de la place et crée une anxiété qui m’éloigne de la présence et d’un ancrage serein.
Dans ces moments de doute quant à ma capacité à bien accompagner un client en séance, je constate que j’ai tendance à remettre l’accent sur la technique, ce qui n’aide pas à revenir à une présence authentique à soi et à l’autre.
A ces moments, je suis accaparé par la préoccupation de mes qualités professionnelles, mon self revient trop à l’avant-plan, et ma qualité de présence s’en ressent.
La congruence invite le thérapeute de ne pas porter de jugements négatifs envers lui-même lorsqu’il constate une baisse de la qualité de son accompagnement (« je suis distrait par mes pensées, je suis dans le jugement, mon client m’agace ou m’attire… »).
Il est invité à se reconnaitre comme imparfait et à ne pas exiger de lui-même d’être en permanence à la hauteur d’un idéal inatteignable.
A partir du moment où je ne lutte pas contre ma propre imperfection et que je ne suis pas focalisé sur moi-même, je peux être véritablement disponible à la relation.
Conclusions
Je trouve toujours réjouissant lorsque des ponts sont bâtis (même timidement) entre le monde des sciences et des approches plus intuitives, quand l’un valide l’autre, plutôt que de se regarder en chiens de faïence.
Est-ce parce que le massage tantrique est totalement intuitif et spontané et ne s’embarrasse d’aucun protocole ? Pour ma part, j’ai du mal à concevoir un accompagnement thérapeutique où la présence ne jouerait pas un rôle central. Même dans les domaines médicaux plus techniques, l’humanité du médecin reste essentielle pour le patient.
Si la présence thérapeutique est si peu mise en avant, peut-être est-ce dû à son exigence. Le praticien ne peut se cacher derrière une technique ou une théorie, il est invité à s’exposer.
Et c’est une bonne chose : à l’occasion du lien d’humanité qui se crée en séance, le thérapeute trouvera tout autant que son client l’occasion de grandir et d’évoluer. Non seulement dans sa pratique, mais également en tant qu’être humain.
Didier de Buisseret
N’hésitez pas à partager cet article, en le reprenant intégralement, sans modification ni coupure, et en citant sa source (www.presenceasoi.be)
[1] Pour la légèreté et la lisibilité du texte, j’utiliserai le terme « thérapeute » au masculin, mais il va de soi que cela englobe tout autant les thérapeutes femmes et tous les types d’accompagnant(e)s en mieux-être.
[2] Ici aussi, le mot « client » renvoie tant aux femmes qu’aux hommes.
[3] La notion de « self », ou moi, varie suivant les approches et n’a pas le même sens en ACP, en Gestalt ou en Internal Family System (IFS). Dans la vision de l’ACP, le concept de self est « la configuration expérientielle composée de perceptions se rapportant au moi, aux relations du moi avec autrui, avec le milieu avec la vie en général, ainsi que les valeurs que le sujet attache à ces divers perceptions ». Selon Rogers, il s’agit pour le thérapeute d’utiliser son propre self pour faciliter le processus de guérison du client, mais sans s’y mélanger pour autant.
[4] Baldwin, M., (1986/2009). Entretien avec Carl Rogers sur l’utilisation du self en thérapie (N. Stora & F. Ducroux-Biass, Trans.). Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 10(2), 5-15. doi:10.3917/acp.010.0005.
[5] Botteman, A. E. (2004). Un testament de Carl Rogers?. Carriérologie, 9(3-4), 447-464. Retrived from http://deployezvosailes.free.fr/Carlrogers/Un%20testament%20de%20Carl%20Rogers.pdf.
[6] A. Maslow, Vers une psychologie de l’être, Fayard, 1972.
[7] Dans le modèle thérapeutique Internal Family System (IFS), le self est défini comme l’instance psychique centrale de l’individu, caractérisée par des qualités comme la compassion, la curiosité et la confiance.
[8] Geller, S. & Greenberg, L. (2005). La présence thérapeutique : L’expérience de la présence vécue par des thérapeutes dans la rencontre psychothérapeutique (S. Pedevilla, O. Zeller & J.-M. Priels, Trans.). Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 1,(1), 45- 66. doi:10.3917/acp.001.0045.
[9] Clarkson, 1997.
[10] Craig, 1986 ; Hycner, 1993 ; Hycner et Jacobs, 1995 ; Kempler, 1970 ; Moustakas, 1986 ; Robbins, 1998 ; Webster, 1998.
[11] Geller, S., & Porges, S. (2014). Therapeutic presence: neurophysiological mechanisms mediating feeling safe in therapeutic relationships. Journal of Psychotherapy Integration, 24(3), 178 – 192. http://dx.doi.org/10.1037/a0037511
- La peur du Féminin
- Vers l’autonomie affective ?
Beau travail, cher Didier! Je me réjouis de découvrir ton livre. Amicalement, Serge.
programme très intéressant…
Merci pour ce texte Didier.
Un sujet pas simple mais bien écrit, qui m’a permis de mieux me comprendre, et de savoir où je dois mettre plus d’attention dans le préparation d’une séance de soin énergétique ou d’un massage.
Au plaisir.
Christian.
Merci pour ce texte à lire et relire. J’apprécie énormément ton humilité à te dévoiler et faire part de ton vécu, de tes expériences. Cela me parle, me touche et m’aide dans ma recherche du « Moi ».
En analyse depuis 3 ans, cet article me confirme que la « présence » thérapeutique est fondamentale dans le processus de l’analyse. Dans mon cas, la crise sanitaire actuelle avec les conséquences que cela a induit (usage excessif de séances en vidéo ) ont mis en avant les lacunes de mon psy sur l’empathie , ce qui a eu pour effet une nette dégradation de ma confiance en lui ( impression d’indifférence , de désintérêt … un peu difficile de développer en quelques mots !..)
Est ce que je peux lui en parler ? Est ce que cette confiance peut revenir ?
Votre avis me sera précieux.
Et merci pour cet excellent article.
Bonjour Chantal, je vous invite à en parler avec votre psy, en toute transparence. Et s’il vous répond avec la même authenticité, la confiance devrait revenir.