Pourquoi l’intensité n’est pas toujours la réponse – Tantra, trauma et système nerveux
Le néo-Tantra, tel qu’il s’est développé en Occident depuis les années 1970, a profondément évolué ces dernières années. Cette transformation est liée à une meilleure compréhension des traumas et du fonctionnement du système nerveux autonome.
Elle invite à revisiter certaines pratiques historiques du néo-Tantra pour les aborder avec plus de discernement, de sécurité et de respect du rythme intérieur.
Cet article propose une lecture synthétique de cette évolution : des approches cathartiques aux apports de la théorie polyvagale, tout en ouvrant une perspective plus large sur un néo-Tantra incarné, conscient et mature.
Les origines cathartiques du néo-Tantra
La recherche de l’intensité
Le néo-Tantra s’est construit à la croisée de la sexualité libérée, de la spiritualité corporelle et des psychothérapies humanistes. Il s’est notamment inspiré des travaux de Wilhelm Reich, qui décrivait les émotions refoulées comme des tensions chroniques inscrites dans le corps, formant une « cuirasse caractérielle ».
Des approches comme la Bioénergie, le Cri Primal ou le Rebirth ont valorisé la catharsis comme voie de libération. L’expression intense – cris, pleurs, respirations amplifiées, mouvements puissants – était censée dissoudre les blocages et restaurer la circulation de l’énergie vitale et sexuelle.
Si ces pratiques ont parfois été transformatrices, leurs limites sont aujourd’hui mieux reconnues, en particulier pour les personnes ayant vécu des traumas relationnels, sexuels ou développementaux, chez qui l’intensité peut renforcer des mécanismes de survie.
La Méditation Dynamique d’Osho revisitée
Les méditations actives d’Osho ont émergé à une époque où la compréhension du trauma était limitée. La Méditation Dynamique, par exemple, vise une activation intense suivie d’un silence profond.
Cette approche peut être régulatrice pour des personnes déjà sécurisées intérieurement. Pour d’autres, elle peut renforcer dissociation ou dépendance à l’intensité.
Osho avait raison sur un point fondamental : la répression corporelle est pathogène. Aujourd’hui, nous savons que ces pratiques nécessitent néanmoins discernement et adaptation.
Le trauma comme mémoire du système nerveux
La compréhension contemporaine du trauma a évolué. On sait désormais qu’un trauma n’est pas seulement lié à l’intensité d’un événement, mais à l’incapacité du système nerveux à l’intégrer. Ce qui fait trauma, c’est ce qui reste figé, non digéré, dans le corps.
Le trauma influence durablement la relation au corps, à l’intimité et à la sexualité. Il peut entraîner hyperactivation, figement, dissociation, ou une alternance entre ces états.
Dans ce contexte, inviter à « lâcher » ou à intensifier l’expression émotionnelle peut devenir contre-productif, voire réactiver des stratégies de survie.
La théorie polyvagale
Développée par Stephen Porges dans les années 2000, la théorie polyvagale offre une grille de lecture précieuse du fonctionnement du système nerveux autonome selon la perception de sécurité ou de danger.
Trois états qui influencent l’intimité
Lorsque le système nerveux se sent en sécurité, un état de régulation permet présence, ouverture et capacité relationnelle. C’est dans cet état que la sexualité consciente et les dimensions relationnelles du Tantra peuvent s’ancrer durablement.
En situation de menace perçue, le système bascule vers la mobilisation (lutte ou fuite). Dans la sexualité, cela peut se traduire par excitation rapide, quête d’intensité, besoin de contrôle ou de performance. Une grande part de la sexualité moderne se vit dans cet état sans en être consciente.
Lorsque la menace est vécue comme insurmontable, le figement apparaît. Dissociation, anesthésie émotionnelle et perte de désir deviennent alors des stratégies de survie, fréquentes après des traumas sexuels ou relationnels.
Cette lecture permet de distinguer décharge émotionnelle et intégration. Une catharsis peut soulager temporairement sans restaurer la sécurité interne ni élargir la capacité relationnelle.
Sans intégration, faire monter en intensité ne libère donc pas forcément de façon durable. Pire, cela peut dans certains cas augmenter la dissociation et provoquer une retraumatisation.
Une théorie utile, à manier avec discernement
La théorie polyvagale ne fait pas l’unanimité scientifique. Si l’importance du système nerveux autonome dans le trauma est largement reconnue, certaines hypothèses spécifiques restent débattues.
Utilisée comme modèle clinique et expérientiel plutôt que comme vérité absolue, elle offre néanmoins un langage précieux pour comprendre les réactions corporelles sans les pathologiser. Elle invite à voir les difficultés dans l’intimité non comme des blocages à dépasser, mais comme des réponses adaptatives.
Du néo-Tantra cathartique à une approche trauma-informed
Le néo-Tantra contemporain s’oriente vers plus de lenteur, de clarté du cadre et de respect des seuils individuels. L’intensité, le dépassement ou la transgression ne sont plus des valeurs en soi. Le choix, le dosage et la sécurité deviennent centraux.
Cette évolution ne signifie pas l’abandon de toute catharsis. Elle rappelle que l’intensité ne devient transformatrice que lorsqu’elle est non forcée, qu’elle émerge dans un contexte suffisamment sécurisant et est suivie d’un temps d’intégration.
Chaque personne aborde le Tantra avec un fonctionnement nerveux différent. Certaines sont dominées par le figement, d’autres par l’hyperactivation, et beaucoup oscillent entre les deux.
Les pratiques gagnent à être ajustées : contenance et progressivité pour les systèmes figés, ralentissement et simplicité pour les systèmes hyperactivés. L’animateur n’est plus un provocateur d’explosion émotionnelle, mais un co-régulateur attentif aux signaux du corps.
Les participants en stage sont invités non à rechercher la performance ou l’intensité, mais la capacité à rester présent à ce qui se vit. Le rythme, le choix, la possibilité de s’arrêter, la qualité du lien deviennent des leviers essentiels de régulation.
D’expérience, une évolution s’appuie sur des fondations d’autant plus solides et durables que la sensibilité et le besoin de progressivité de la personne ont été pris en compte.
Le massage tantrique à la lumière de la théorie polyvagale
Souvent perçu comme doux et sécurisant, le massage tantrique mobilise pourtant des dynamiques nerveuses sensibles. La posture réceptive et l’asymétrie des rôles peuvent soutenir la détente, mais aussi faciliter la dissociation.
Du point de vue polyvagal
Du point de vue polyvagal, le toucher lent et intime peut soutenir un état de sécurité et de connexion lorsque le système nerveux se sent suffisamment en confiance. Dans ces conditions, le corps peut associer progressivement plaisir, proximité et sécurité, ce qui ouvre un véritable potentiel réparateur. La présence, la qualité du toucher et l’absence d’objectif de performance jouent alors un rôle central.
Cependant, le massage tantrique peut également activer d’autres réponses de survie. Chez certaines personnes, le toucher peut entraîner une montée rapide d’excitation, d’agitation ou de contrôle, correspondant à un état de mobilisation. Cette activation peut être confondue avec une ouverture énergétique, alors qu’elle traduit parfois une vigilance accrue du système nerveux.
À l’inverse, le massage peut induire un figement discret et silencieux. Le corps devient immobile, les sensations s’estompent, la respiration se fait minimale, avec parfois un sentiment de flottement ou d’absence. Ce type d’expérience est parfois interprété comme méditatif ou spirituel, alors qu’il correspond à une réponse de protection par déconnexion.
L’enjeu spécifique du massage
Un enjeu spécifique du massage tantrique réside ainsi dans la confusion possible entre détente profonde et dissociation. Le cadre lent, enveloppant et silencieux peut masquer un retrait intérieur, surtout si aucune invitation explicite n’est faite à rester en contact avec ses sensations et ses limites. Une séance peut alors sembler harmonieuse tout en renforçant, à bas bruit, des stratégies de survie anciennes.
Approché de manière trauma-informed, le massage tantrique devient un véritable outil de co-régulation. La possibilité de bouger, de parler, de ralentir ou d’ajuster le toucher à tout moment soutient le retour vers un état de sécurité vécue. L’attention portée aux signes de suractivation ou de figement permet d’accompagner ce qui émerge sans forcer ni contenir excessivement.
Dans cette perspective, l’éventuelle expression émotionnelle ou corporelle n’est pas recherchée pour elle-même. L’intensité émotionnelle n’est ni recherchée, ni évitée. Si une émotion surgit, elle est accueillie avec douceur et présence, sans amplification ni précipitation. La priorité reste la régulation et l’intégration, plutôt que la catharsis.
Ainsi compris, le massage tantrique peut devenir un espace privilégié de rééducation polyvagale, où le corps apprend, à son rythme, que le toucher, l’intimité et le plaisir peuvent être vécus dans la sécurité et la présence.
Catharsis et intégration : ce qui transforme vraiment
Qu’entend-on par intégration ?
Du point de vue du système nerveux, il y a intégration lorsque l’activation émotionnelle ou physiologique déclenchée par une expérience revient progressivement à un niveau tolérable, sans effort volontaire ni dissociation. Le corps retrouve alors une capacité de régulation autonome et une sensation de sécurité vécue.
L’intégration ne correspond pas à un simple apaisement ou à un soulagement immédiat. Elle se manifeste plutôt par une réorganisation interne durable : une plus grande stabilité émotionnelle, une capacité accrue à rester présent aux sensations, et une diminution des réactions automatiques face à des situations similaires.
En résumé, il y a intégration lorsque le corps n’a plus besoin de revivre l’intensité pour se sentir vivant ou en sécurité.
Décharge émotionnelle et intégration : une distinction essentielle
La catharsis correspond à une décharge d’énergie émotionnelle ou corporelle. Elle peut procurer un soulagement temporaire et donner l’impression que « quelque chose s’est libéré ». L’intégration, quant à elle, correspond à ce qui change dans la durée.
Parce qu’elles traversent des montagnes russes émotionnelles avec force cris et larmes, certaines personnes ont l’illusion de bien travailler sur elles-mêmes et de « nettoyer » en profondeur.
Pourtant, sans intégration, la décharge tend à se répéter, l’intensité peut devenir recherchée pour elle-même, et les mêmes schémas émotionnels reviennent. Avec intégration, la charge diminue durablement, la tolérance aux sensations augmente et la personne gagne en liberté de choix dans ses réactions, son rythme et son rapport à l’intensité.
Autrement dit, l’intégration se reconnaît moins à ce qui est vécu sur le moment qu’à ce qui devient possible ensuite.
Les conditions favorables à une bonne intégration
Plusieurs éléments soutiennent le processus d’intégration après une activation émotionnelle :
- un temps suffisant après l’expérience, sans enchaîner immédiatement avec une nouvelle stimulation ;
- une attention portée aux sensations corporelles fines, à la respiration et aux appuis ;
- un environnement relationnel sécurisant, sans interprétation ni pression à comprendre ou à exprimer davantage ;
- l’absence d’injonction au sens ou à la performance émotionnelle.
L’intégration se fait souvent dans la lenteur, le silence et la simplicité. Elle est rarement spectaculaire, mais profondément transformatrice.
Intégration individuelle et intégration en groupe
L’intégration peut se vivre à la fois sur un plan individuel et collectif, avec des dynamiques différentes.
L’intégration individuelle concerne la manière dont une personne assimile une expérience dans sa vie quotidienne : stabilité émotionnelle accrue, changements durables dans la relation au corps, à l’intimité ou à la sexualité, diminution des réactions automatiques.
L’intégration en groupe, quant à elle, repose sur des processus de co-régulation. La présence calme et contenante d’autres personnes, le partage sans analyse, ou simplement le fait de rester ensemble dans un espace sécurisant, peuvent soutenir puissamment le retour à la régulation.
Cependant, l’intégration collective ne remplace pas l’intégration individuelle. Elle peut la faciliter, mais chacun·e reste responsable de ce qui se dépose et se transforme dans son propre rythme.
Informer sans médicaliser
Dans les pratiques de néo-Tantra et de massage tantrique, la question de l’historique traumatique se pose de manière délicate. Il peut être aidant pour un praticien ou un animateur de connaître certains éléments du vécu d’une personne afin d’ajuster le rythme, le cadre et les propositions. Toutefois, cette connaissance ne constitue ni une garantie de sécurité, ni un préalable indispensable à un accompagnement respectueux.
Le trauma ne se manifeste pas toujours là où on l’attend. Certaines personnes ayant vécu des expériences difficiles sont aujourd’hui bien régulées, tandis que d’autres, qui ne se reconnaissent pas comme porteuses de trauma, peuvent présenter des réponses de figement ou de suractivation importantes. Le récit conscient ne reflète donc pas toujours l’état réel du système nerveux.
Plutôt que de chercher à recueillir des informations détaillées à l’avance, une approche plus ajustée consiste à poser un cadre clair, qui reconnaît l’existence des traumas sans les pathologiser, et qui invite chacun·e à se responsabiliser dans le respect de ses propres limites.
Une charte de massage ou d’atelier pourrait dès lors inclure le passage comme celui-ci : « Afin de vous offrir un accompagnement le plus ajusté et respectueux possible, vous êtes invité·e, si vous le souhaitez, à informer le praticien ou l’animateur en amont ou à tout moment de la séance si vous avez conscience que certaines expériences de vie, notamment en lien avec l’intimité, le corps ou la relation, peuvent influencer votre vécu. Aucun détail n’est requis. Cette information vise uniquement à soutenir une attention particulière au rythme, au cadre et aux propositions. »
Ouvrir explicitement la possibilité d’informer le praticien ou l’animateur d’une sensibilité particulière, sans obligation ni exigence de détail, permet de soutenir une relation plus consciente et plus sécurisante.
La sécurité ne repose alors pas sur une anamnèse, mais sur une qualité de présence partagée, une capacité d’ajustement dans l’instant, et une responsabilité clairement répartie entre le praticien et le participant.
Conclusion – Vers un néo-Tantra incarné et mature
Le néo-Tantra ne se réduit ni à une thérapie déguisée ni à une quête d’intensité. Il peut devenir un chemin d’écoute du corps et du système nerveux, où l’éros est abordé comme une force de vie à apprivoiser plutôt qu’à forcer.
Au-delà de la catharsis et de la théorie polyvagale, se dessine un néo-Tantra capable de tenir ensemble sécurité, vitalité et profondeur. Un Tantra moins spectaculaire, mais plus humble, plus incarné et profondément respectueux du vivant.
Didier de Buisseret
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